Monday, March 17, 2014

Rivette. Article. Cahiers du Cinéma. n.32. feb1954. Angel Face.

Rivette. Article. Cahiers du Cinéma. Angel Face.
  Angel Face (Un si doux visage), film américain d’Otto Preminger. Scénario: Frank Nugent et Oscar Millard, d’après Chester Erskine. Images: Harry Stradling. Musique: Dimitri Tiomkin. Interprétation: Jean Simmons, Robert Mitchum, Mona Freeman, Herbert Marshall. Production: Otto Preminger, 1952. Distribution: R.K.O., 1953.
  Le première vertu de ce film, comme de The Moon is blue, qui le suit aussitôt dans la chronologie, est de nous délivrer de quelques idées préconçues sur leur auteur; à force de goûter chez lui k’ambiguïté savante des sujets, la souplesse aquatique et la subtilité des mouvements d’appareil, nous n’aurions plus su bientôt voir qu’eux et risquions de réduire à ces dimensions, avouons-le, étroites, le grand talent d’Otto Preminger. Grâces soient d’abord rendues à ces deux films pour leur modestie, l’exguïté de leurs décors, la qualité hâtive de leur photographie, qui nous prouvent s’il en était besoins que celui-ci sait davantage que tirer le meilleur parti de scénarios habiles, d’excellents comédiens et des ressources techniques d’un studio fortuné.
  Esquissons donc l’éloge de la pauvreté, n’aurait-elle pour bienfait qu’obliger pour la masquer à l’ingéniosité et stimuler ainsi l’invention; ne devrait-on pas y obliger une fois tout cinéaste confirme? Il est connu que la richesse engourdit; que resterait-il à l’épreuve de plus d’un talent bien sûr de soi? Doté de moyens qui évoquent, par comparaison avec les machineries de la Fox, ceux du cinéma d’amateur, Preminger réduit son art à l’essential, au squelette naguère savamment dissimulé sous les charmes de l’image, architecture secrète du scénario comme de la mise en scène: les éléments du cinéma jouent ici presque à nu; à l’opposé du traitement emphatique cher aux productions Selznick ou Metro, Angel Face et The Moon is blue sont à Preminger ce que sont à Dreyer Tva Manniskor, à Lang The Big heat, ou Woman on the beach à Renoir: la preuve la plus décisive du talent, ou du génie, d’un metteur en scène. Entendons-nous; je ne dis pas que ces deux films soient ses meilleurs, mais ceux qui nous permettent de mieux approcher les autres et le secret de son talent, ceux qui nous assurent de ce que nous pouvions déjà pressentir: que celui-ci est d’abord fonction d’une idée précise du Cinéma.
  Mais cette idée, quelle est-elle? Pourquoi le cacherais-je? Je ne sais trop encore que penser de Preminger; pour tout dire, il m’intrigue plus qu’il ne m’exalte; mais je veux aussitôt faire de ceci un premier éloge et non le moindre: le nombre des cinéastes qui méritent de nous intriguer n’est pas après tout si grand.
  Ce serait ici le temps, je le vois bien, d’un développement sans surprise sur le sujet ou les personnages, celui par exemple de Jean Simmons, et ses analogies ou divergences avec quelques autre héroïnes de notre auteur, etc. Je le vois bien, mais, me souffle mon mauvais démon: «est-ce que bien nécessaire; la pureté mensongère et criminelle, voilà-t-il pas justement le lieu de la convention et de l’artifice?» Ce personnage banal, oui, je veux le proclamer tel, mais en même temps neuf encore et suprenant; comment, si ce n’est par quelque mystère qui ne vienne pas du scénario?
  Prenons garde d’ailleurs de surestimer les prestiges, souvent frelatés, du mystère; mais ce film, tout secret, ne se cache guère de l’être: il nous faut vite constater qu’une première énigme, bien facile en effet, se double d’une autre qui ne se laisse pas percer. Si la moitié des actions demeure inexplicable, c’est plutôt que l’explication qu’en propose la logique de l’histoire est sans commune mesure avec l’émotion qu’elles suscitent: un intérêt autre que de l’intrigue ne cesse de nous attacher aux gestes de personnages dont la réflexion nous prouve en même temps l’absence de toute profondeur véritable. C’est à la profondeur cependant qu’ils prétendeut, la plus artificielle puisqu’elle ne vient pas de la subtilité des êtres, si suspecte ou contestable, mais de l’art justement, soit de l’emploi de toutes les ressources qu’offre le cinéma au cinéaste.
  Je ne me formaliserai jamais qu’un metteur en scène choisisse comme prétexte tel scénario qui lui permette encore une fois de tourner, de diriger des acteurs, d’inventer de nouveau. Ai-je dit scénario prétexte? Je ne pense pas que ce soit exactement le cas, mais cependant que Preminger y voie d’abord l’occasion de mettre en présense quelques êtres, de les étudier patiemment, guetter leurs réactions les uns devant les autres, obtenir d’eux enfin certains gestes, certaines attitudes, certains réflexes, qui sont la raison d’être de son film et son véritable sujet.
  Non que le motif lui soit indifférent. Je vais faire un grand éloge: Preminger n’est pas de ceux qui peuvent tout faire; il est aisé de voir ici, par l’alternance des passage réussis et d’autres d’une gaucherie tranquille, ce qui l’intéresse. On imagine mal quelque exégèse de Preminger par l’étude comparée des anecdotes, mieux par celle de certaines constantes qui seraient moins éléments d’histoires qu’obsessions d’auteur qui sait quels thèmes lui sont favourables. [Ainsi la fascination (Laura, Whirpool, Angel Face), les intterogatoires (Laura, Fallen Angel, Whirpool, Where the Sidewalk ends, Angel Face), la rivalité amoureuse (Laura, Fallen Angel, Daisy Kenyon, Angel Face, The Moon is blue).]
  On peut se demande quelle foi il ajoute à cette histoire: y croit-il? Tente-t-il même de nous y faire croire? Certes, l’invraisemblable n’est pas fait pour le rebuter; et c’est souvent à l’instant même où il éclate, Laura ressuscitée, le D. Korvo s’hypnotisant dans le miroir, qu’on peut le moins lui refuser créance. Mais ici où lui sont interdits les sortilèges formels, comme dans Laura ou Whirlpool, le vrai problème est moins de faire croire à une histoire incroyable qu’au delà de la vraisemblance dramatique ou romanesque, trouver une vérité purement cinématographique. Et je goûte davantage une autre idée du Cinéma, mais je demande aussi que l’on comprenne bien ce que tente Preminger, et qui est assez subtil pour retenir l’aatention; je préfère donc la conception, plus naïve peut-être, de la vieille école, Hawks, Hitchcock ou Lang, qui croient d’abord à leurs sujets et fondent sur cette croyance la force de leur art. C’est à la mise en scène que croit d’abord Preminger, à la création d’un complexe précis de personnages et de décors, un réseau de rapports, une architecture de relations, mouvante et comme suspendue dans l’espace. Que tent-t-il, sinon tailler un cristal: transparence aux reflets ambigus, aux arêtes nettes et coupantes, faire entendre certains accords inentendus et rares; l’inexplicable beauté de la modulation justifie soudain l’ensemble de la phrase. Voilà sans doute la définition d’une certaine préciosité, mais aussi sa forme la plus haute et la plus secrète, puisqu’elle ne tient pas à l’emploi d’artifices, mais à la recherche obstinée et périlleuse d’une note jusqu’alors inouïe et dont on ne puisse se lasser, ni se vanter, en l’approfondissant, d’en épuiser l’énigme: ouverture sur quelque audelà de l’intelligence, qui débouche sur l’inconnu.
  Telles sont les chances de la mise en scène; et tel l’exemple que me semble offrir Preminger, d’une foi en le seul exercice de son art qui premette d’en retrouver d’autre façon la part la plus profonde. Car je ne voudrais pas laisser supposer quelque expérience abstraite d’esthéticien: «J’aime d’abord le travail», me disait-il. Oui, je crois qu’un film est d’abord pour Preminger l’occasion d’y travailler, de se poser des questions, de rencontrer et résoudre telles difficultés; l’œuvre est moins un but qu’un chemin: ses accidents l’attachent, les trouvailles que suscitent les contre-temps, l’invention de l’instant, née de la minute heureuse et vouée à l’essence fugitive des êtres et des lieux. Si un mot devait définit Preminger, c’est bien en effet celui de metteur en scène, encore que son expérience scénique semble ici peu l’influencer; au sein d’un espace dramatique né de l’affrontement des hommes, il exploiterait plutôt à l’êxtreme cette faculté du Cinéma, de captation du hasard, mais un hasard voulu, d’écriture de l’accidentel, mais un accidentel d’invention, par la proximité et l’aigu du regard; les rapports des personnages créent un circut fermé d’échanges, où rien ne sollicite le spectateur.
  Qu’est-ce que la mise en scène? Je m’excuse de poser soudain sans préparation, ni préamble, une question si périlleuse, d’autant que je n’ai pas l’intention d’y répondre; simplement, celle-ci ne devrait-elle pas toujours demeurer à l’arrière-plan de nos propos? Un exemple plutôt: la promenade nocturne de l’héroïne parmi les traces du passé, parente de celle de Dana Andrews entre les dépouilles de Laura, voilà bien, sur le papier, la tentation-type du médiocre; mais plus que l’auteur de cette idée, Preminger est celui qui invente la démarche brisée de jean Simmons, son attitude recroquevillée sur le fauteuil; ce qui pourrait être niais ou facile est sauvegardé par une grande absence de complaisance, la dureté de la période et la lucidité du regard, ou bien plutôt il n’y a plus thème ni traitement, facilité ni trouvaille, mais la présence nue, déchirante d’évidence, du Cinéma sensible au cœur.
  Ainsi The Moon is blue était moins la mise en œuvre brillante, par un habile directeur de comédiens, d’une comédie spirituelle que, par l’invention constante des actes et des intonations, la précision avec laquelle est cernée la parfaite liberté des personnages, l’affirmation claire d’un pouvoir, plus émouvante que toutes les fables. Si jamais film fut l’expression de la mise en scène limitée à son seul exercice, c’est bien celui-là: qu’est-ce que le cinéma, sinon jeu de l’acteur et de l’actrice, du héros et du décor, du verbe et du visage, de la main et de l’objet?
  La nudité de ces films, loin de nuire à l’essentiel, l’accuse jusqu’à la provocation; ce qui pourrait ailleurs le compromettre, le goût des apparences et du naturel, la surprise savante du hasard, la recherche du geste accidentel, tout y retrouve cependant cette part secrète du Cinéma ou de l’homme qui les gardent du néant; je n’en peux demander davantage.

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