Wednesday, February 11, 2015

NicholasElliott. SpringBreak à Nashville. Cahiers du Cinéma. n. 687. mar 2013.



Le troublion Harmony Korine revient en force avec Spring Breakers, exemple rare d’un film qui risque de réunir les cinéphiles ardents et les fans d’idoles Disney. Visite chez lui à Nashville, berceau d’un des imaginaires les plus débridés du cinéma américain.

Korine, mort ou vif
2h54, Nashville, Tennessee. Les arbres s’inclinent vers le bitume. Les feux rouges clignotent à un rythme épileptique. Une sirène se mêle au bruit furieux du vent dans un grondement d’outretombe. J’appelle la réception de l’hôtel pour demander s’il faut s’inquiéter. Oui, il faut s’inquiéter: «Il y a des tornades dans la région. Veuillez descendre au rez-de-chaussée.» Bientôt tous les clients du Holiday Inn sont réunis en pyjama dans une salle de conférence sans fenêtres. Pendant que d’autres suivent la météo sur leur iPad, je suis hanté par la première scène de Gummo, le premier film d’Harmony Korine: sur un collier de plans secoués, une voix off marmonne qu’on regarde les dernières images de Xenia, Ohio, bourgade décimée par les tornades.
Mon premier contact avec Harmony Korine remonte à la sortie en 2009 de Trash Humpers («les baiseurs de poubelle», en VF), son long métrage le plus «fait maison», vadrouille vidéo où Korine, sa femme Rachel et quelques-uns de leurs amis s’affublent de grotesques masques de vieillards pour se comporter comme des ados déchaînés, fracassant des téléviseurs, murmurant des chansons démoniaques et se frottant à des poubelles comme des pantins lubriques. Harmony avait accueilli mon mail proposant une rencontre chez lui à Nashville avec enthousiasme. Mais la première fois que j’ai composé son numéro, la voix à l’autre bout du fil m’a presque autant effrayé qu’une alerte à la tornade: un rugissement guttural répétant «Allo? Allo?» par-dessus mes explications de plus en plus intimidées, une voix de plus en plus méfiante - «Mais qui est là, putain?!» - qui a fini par me raccrocher au nez. Je m’assure que j’ai le bon numéro, je rapelle, même voix enragée dans le combiné, mais je persiste et finalement le vieux furax et sourd laisse place à un ado excité: «Eh, mec, comment ça va?» Bonjour, Harmony Korine, et félicitations pour le standardiste. «Ah, c’est le vieux Lamont. Je lui donne une poignée de dollars par jour pour répondre au téléphone. Il creuse aussi des fossés autour de la maison. Je te le présenterai.»
Malheureusement cette première visite tombera à l’eau car Trash Humpers ne sera pas distribué en France. Si le film était un retour encourageant vers la liberté sauvage de son auteur après le pesant Mister Lonely, son succès fut modeste. Sorti aux États-Unis par le label de rock indé Drag City (cf. Cahiers n. 659), Trash Humpers fut distribué sur le modèle d’une tournée rock, passant pour une ou deux soirées dans des salles hétéroclites. Spring Breakers joue sur un tout autre terrain: en compétition à Venise, le film sort sur 250 écrans aux États-Unis, distribué par Annapurna Pictures, société de l’héritière milliardaire Megan Ellison (voir portrait ci-après), par ailleurs productrice de The Master et Zero Dark Thirty. Ceci explique peut-être que, au moment de reprendre contact avec Korine, tout a changé: plus de Lamont au téléphone, pas de réponse du tout d’ailleurs. Jusqu’à ce lundi où j’apprends finalement qu’Harmony m’attend à Nashville mercredi.

Mythologies
C’est avec les yeux rouges d’une nuit sans sommeil que je rencontre finalement le cinéaste, lui aussi en mauvais état après une nuit passé à réconfronter sa fille. On décide quand même de faire un tour en voiture du côté de The Nations, quartier «difficile» à trois minutes de chez lui, mais comme il le dit, «de l’autre côté du monde». Harmony aime The Nations parce que «ça [lui] rappelle le Nashville de [son] enfance». «Maintenant, tout se ressemble. On démolit tout ce qui est vieux ou délabré. Ce quartier ressemble au vieux Nashville.» Le Xenia, Ohio de Gummo a été tourné dans The Nations. Pour Trash Humpers, Harmony et ses amis «se levaient le matin, erraient dans The Nations et se filmaient en train de baiser des poubelles.»
Ces petits terrains entourés de grillage où la maison principale est à peine plus grande que les innombrables niches des chiens qui hurlent à l’approche du moindre passant ne sont pas particulièrement exotiques pour qui s’est déjà éloingé des centres urbains américains. L’accumulation de véhicules se fondant dans la terre, les montagnes de canapés abandonnés en bord de route et l’odeur âcre qui signale la présence d’un labo clandestin de méthamphétamine sont plus folkloriques. Pourtant certaines rues, comme celle sillonnée par les chasseurs de chats au début de Gummo, ressemblent à de modestes parcelles du rêve américain, avec leur petit bout de gazon, leur boîte aux lettres plantée sur un poteau et leur porche avec balançoire. Mais en traversant The Nations, Korine me fait voir ce qu’il voit. Ou plutôt ce qu’il imagine. Ça commence près du terrain de basket: «L’autre jour on jouait au basket avec deux jeunes blacks, et tout d’un coup ils se retrouvent tous les deux par terre, le premier à se tortiller et l’autre à se tenir le coude. Ils s’étaient rentrés dedans et les dents du premier étaient restées dans le coude de son pote! J’ai dû les extraire comme si j’éclatais un bouton!» Bientôt, tout ce que je remarque est matière à élucubration. Le salon de coiffure Club Hacienda? Ce serait un bordel célèbre. Ce jardin avec un grillage particulièrement imposant? Une arène pour combats de coqs. Et ce graffiti «RIP TRAV» sur le flanc d’un garage? Il se référerait à un certain Travis, «un dealer qui a bossé avec nous. Ils l’ont brûler dans un baril à ordures.» Plus loin, un hangar en brique et Korine s’emballe: «Tu vois là-bas? C’est un studio porno, le Ranch de la Double Pénétration. La plupart des pornos redneck sortent de là. Dieu sait ce qu’ils y font. C’est comme Sodome et Gomorrhe, dans ce putain de trou. À l’époque, les intégristes cathos manifestaient devant, mais un jour quelqu’un leur a balancé un cocktail Molotov et depuis ils les laissent tourner en paix.» Qu’importe si mes amis de Nashville m’assurent que l’histoire du Ranch de la Double Pénétration est aussi vraie que l’existence de Lamont le creuseut de fossés – c’est-à-dire pas du tout, Korine me fait rentrer dans son jeu. Je commence même à voir les bennes à ordures alignées le long des allées comme un appel à la volupté.

«Vas-y, fonce!»
Korine choisit le moment où je sors prendre une photo pour me raconter comment, sur le tournage de Gummo, les habitants du quartier ont reçu le chef opérateur Jean-Yves Escoffier avec des volées de briques. Mais pas de panique: «Vas-y, fonce! J’assure tes arrières!» «Vas-y, fonce!» pourrait bien être sa device. Il s’agit après tout d’un cinéaste qui entreprit en 1999 le projet Fight Harm, dont le principe était de le filmer en train d’insulter des inconnus baraqués jusqu’à ce qu’ils en viennent aux poings. Son équipe ne pouvait intervenir qu’en cas d’évanouissement. Le film fut abandonné après que Korine s’était fait baiser quelques os. Aujourd’hui il est moins susceptible de mettre son propre corps en danger, mais il continue à foncer. Un exemple notoire est survenu pendant le tournage des bacchanales de Spring Breakers, filmées en Floride pendant le vrai Spring Break, cette débauche annuelle des étudiants américains au soleil immortalisée par la série de vidéos Girls Gone Wild, pour permettre aux actrices du film d’être entourées par de vrais fêtards. «Je voulais une caméra qui semblait tomber ou flotter, donc il fallait composer les plans. Mais une fois que c’était mis au point, on y allait à fond. Ils font des bubble parties pour lesquelles ils louent des machines qui remplissent leur chambre d’hôtel de bulles. Et les gosses deviennent dingues. C’était la dernière scène de la journée, alors je leur ai dit: “Très bien, si vous voulez y aller, on y va, je veux que vous détruisiez cet hôtel!” C’était comme des termites, ils arrachaient même le plafond. Et puis un mec a pris une peinture sous verre et se l’est cassée sur la tête. J’étais face à une chambre d’hôtel remplie de bulles, de gosses à poil et d’éclats de verre. C’est devenu très effrayant. Très vite, le mec était couvert de sang et il se léchait. Mais ça s’est intégré dans la fête.»
Spring Breakers raconte la virée de quatre étudiantes qui font un hold-up pour financer leur spring break en Floride. Autrement dit, c’est le plus grand étalage de formes féminines en maillot de bain depuis Alerte à Malibu, et sans doute le plus déprimant. Si les films précédents de Korine traitaient de groupes isolés – chasseurs de chats, imitateurs de célébrités, culbuteurs de poubelles – ces jeunes femmes pourraient être nos filles ou nos petites sœurs. Trois d’entre elles sont d’ailleurs interprétées par de jeunes actrices adulées par les ados et les préados – Selena Gomez et Vanessa Hudgens de Disney Channel, et Ashley Benson de la série Pretty Little Liars. Par son portrait d’une jeunesse dissolue, Spring Breakers rejoint Kids (1995), scénario qui rendit Korine célèbre à l’âge de 22 ans. Mais dans Kids, Korine décrivait ses propres comparses sur la scène skate new-yorkaise, et la msie en scène de Larry Clark apportait une caution morale. Aujourd’hui, Korine a 40 ans et Spring Breakers regarde vers la prochaine génération, dépeignant une jeunesse droguée qui s’ennuie si ferme qu’elle cherche à tout prix à échapper à un monde où vie et jeux vidéo semblent indifférenciables et où la chair fraîche est si disponible qu’on se tourne vers les flingues pour retrouver le frisson de l’interdit.
Que des starlettes Disney se soient prêtées à un jeu pareil fait rire: «Le monde a vraiment changé... Quelque part, ce film je l’ai fait pour leur fans. Je veux pénétrer dans l’esprit des jeunes. Je veux qu’ils fassent l’expérience de ce film. Mais j’ai vu beaucoup de filles. Il fallait qu’elles soient audacieuses, qu’elles aillent là où elles n’étaient jamais allées, où elles n’étaient pas à l’aise. J’étais très clair sur le fait que ce film se démarquerait par rapport à ce qu’elles avaient fait auparavant. Je ne ressens pas le besoin de convaincre ou de cajoler. Les gens savent qui je suis et ce que je vais faire. Ça fait un bon moment que je fais des films, on sait que je vais y aller à fond.»

Dans la cave du trash humper
Nous rentrons chez Korine à Richland, joli quartier résidentiel caché à quelques minutes du centre de Nashville. Depuis cinq ans, Korine est devenu un réalisateur de pubs prisé. Quand il a besoin de «rue emblématiques de l’Amérique» pour des projets comme sa série de publicités, étonnamment tendre et contemplative pour l’assurance Liberty Mutual, c’est ici qu’il tourne Pas de poubelles en vue.
La famille Korine vient d’emménager dans une grande maison en pierre, quittant le quartier branché de Belmont où Korine a été élevé, mais où il devait supporter trop de visiteurs inopportuns. On entre par deux grandes salles illuminées et quasi vides, mis à part un accrochage d’art contemporain où on reconnaît des œuvres d’artistes tels que Mike Kelley, Raymond Pettibon, Boris Mikhaïlov ou l’ami Larry Clark. En attendant d’emménager dans un vrai atelier d’artiste, Korine est revenu à l’underground: une salle de chaudières dans sa cave. Quand il n’est pas en tournage, c’est ici qu’on le trouve. Ses peintures gribouillées sur des boîtiers VHS de vieux films comme Speed rappellent les couleurs criantes de Spring Breakers. «Je collectionnais de l’imagerie de Spring Break avant même de savoir que j’allais faire ce film. J’ai des milliers de photos allant du porno genre écolières à des images de fêtes, de gosses qui pissent dans des voiturettes de golf ou se dégueulent dessus. Graphiquement, c’est génial. On retrouve toujours ces couleurs fluo, presque des couleurs de célébration. Du vernis à ongles fluo, des couleurs bonbon, ce qui ramenait au monde du rap, avec ses bagnoles peintes avec ce genre de couleurs.»
Comme ses peintures, les films de Korine sont des objets hétéroclites. Déjà, Trash Humpers était conçu comme une cassette vidéo découverte dans un fossé – Korine voulait même sortir le film anonymement en le déposant au hasard dans les magasins avant de se rendre compte que cette méthode l’empêcherait de détenir le copyright du film. Spring Breakers est un jeu vidéo, une chanson pop, ou un mélange de tout ce qui peut passer par les téléphones de ses héroïnes. En créant ses objets non identifiés, Korine prend les risques d’un pionnier. Il admet qu’il a passé les dix premiers jours de tournage de Spring Breakers terrifié à l’idée que le film tourne au désastre, se réveillant plus d’une fois au milieu de la nuit, trempé de sueur. Le réalisateur avait expérimenté son concept de «micro-scènes» sur des pubs, mais n’était pas certain qu’il tiendrait l’épreuve du long métrage. Et il devait composer avec une nouvelle équipe, le chef opérateur Janusz Kaminski, fidèle collaborateur de Steven Spielberg, ayant dû se désister au dernier moment pour être remplacé par Benoît Debie, chef opérateur de Gaspard Noé. Le monteur Douglas Crise, que Korine n’avait jamais rencontré en personne, montait à Los Angeles pendant que le tournage avançait en Floride. Les premières scènes montées sont arrivées après une semaine: «C’était tout faux. J’ai appelé Douglas et je lui ai dit: “Jette tout ça, voilà ce que je veux.” Ça avait rapport avec la musique. Je lui ai dit que je voulais sauter en avant et en arrière dans le temps. Il m’a renvoyé les scènes quelques jours plus tard et, même si c’était loin d’être parfait, je savais que ça allait marcher. Il fallait que je sois là avec lui pour vraiment composer le film, mais je savais qu’au niveau narratif et esthétique, ça allait fonctionner.»
Le temps dans Spring Breakers se perd et se retrouve, glisse, les scènes se fragmentent, s’éparpillent, se rattachant à travers l’épaisse couche de musique qui recouvre le film du début à la fin. «Je ne pensais pas à d’autres films en préparant Spring Breakers. Le langage du film était plus proche de la musique, du clip – la musique électronique, le rap, tout ce qui utilise le sampling. C’est pour ça que les séquences se répètent, et le son est en boucle. Je voulais faire un film qui avance comme une chanson pop violente, avec des refrains et des accroches. C’est comme la chanson de Britney Spears que reprennent les filles: c’est beau, c’est lisse comme un bonbon, hermétique, froid, pop, et séducteur. Et en même temps, il y a quelque chose d’étrange et de violent en dessous. Ça faisait un moment que je jouais avec l’idée de micro-scènes dans mes pubs. Je voulais raconter une histoire très vite mais que cette vitesse ait du cœur. Avec Spring Breakers, les micro-scènes étaient plutôt comme des boucles. Si un dialogue durait une minute, j’essayais de l’étirer ou de le réduire à quelque chose de très simple ou de le répandre à cinq ou six endroits comme une accroche musicale ou un mantra. Je voulais que la musique ressemble au sound design et vice versa. Je ne voulais pas une BO normale, mélodique et rythmique, je voulais quelque chose de plus angulaire, tonal, ambiant. Je répétais sans cesse aux compositeurs Skrillex et Cliff Martinez que la musique devait être physique, avec une présence physique aussi forte que les images. D’ailleurs les quatre-vingt minutes du film sont presque purement musicales. Et le volume est au maximum. C’est aussi agressif et intense que possible. Je travaille toujours avec le sound designer pour que le public ne soit jamais à l’aise, ne puisse jamais se reposer dans son siège et se dire: “C’est juste un film.” Si on y réfléchit, à part les dialogues de James Franco, il y a très peu de texte. Les filles ne parlent quasiment pas. Qu’est-ce qu’elles auraient pu dire? Ce n’est pas un film pour “dire”, c’est une expérience. Je voulais qu’il soit comme un trip ou un jeu vidéo. Quelque chose qui fonctionne sur sa propre logique mais soit presque “post-dialogues”.»

Toujours connecté
En regardant Spring Breakers, on pense aussi à une session Internet avec dix fenêtres ouvertes et iTunes en boucle, métaphore peu suprenante quand on sait que Korine va trouver l’inspiration dans les coins les plus mal famés d’Internet. Pour prépaper James Franco, qui n’avait pas le temps de se prêter à de longues répétitions, à son rôle d’Alien, le rappeur dealer surexcité, Korine lui envoyait des centaines de clips pris sur YouTube, de chansons et de photos. Il me donne un aperçu de ses ressources en me recommandait Ghetto MySpace, un site Internet hallucinant, limite raciste, où un comique blanc archive des centaines de photos de blacks trouvées sur MySpace: en matière de sexe, drogues et flingues, on ne peut pas imaginer plus trash. Le plan extraordinaire du conseil de guerre réunissant Archie (le rival d’Alien), femmes, enfants et gardes surarmés autour d’une montagne de marijuana est un concentré de Ghetto MySpace.
Si Archie, Alien et les autres sont indubitablement des freaks, se limiter à penser le cinéma de Korine comme un freak show serait passer à côté de cette poésie inexplicable qui a toujours habité ses films, du dîner aux spaghettis dans l’eau noire de Gummo jusqu’à la caméra qui se renverse à la fin de Spring Breakers pour montrer deux filles en bikini et passe-montagne rose embrasser un mort et disparaître dans la nuit. Avec Spring Breakers, les abstractions poétiques de Korine se heurtent à la réalité de manière inattendue: du casting à la forme, le film atteint un état survolté recherché par son auteur, mais reste sans cesse en dialogue avec le réel.
«Les actrices sont de cette génération. Elles la représentent. Jouer ces rôles, c’était un très petit pas pour la plupart d’entre elles, même si les actions sont plus extrêmes. Elles envoyaient des textos et des tweets et tout ce bordel jusqu’à la seconde où on tournait. D’habitude je ne permettrais pas ce genre de choses sur un plateau mais je me suis rendu compte que c’est ce qu’elles sont, dans le film et en dehors. Parfois elles étaient sur Facebook ou Instagram pendant la scène. J’ai commencé à admirer cette attitude et finalement je leur disais de prendre leurs téléphones devant la caméra. J’ai vécu des choses avec ces filles que je n’avais jamais vues avec d’autres comédiens. Leur célébrité est très précise – cette espèce d’idolâtrie adolescente très intense. Quand on tournait, il y avait parfois plus de paparazzis que de membres de l’équipe. Pour le hold-up tourné en plan-séquence, on était à découvert toute la journée. Les paparazzi étaient en face. Un de mes assistants est venu me montrer un blog consacré au tournage et des photos en temps réel. C’était incroyable. D’un côté c’était terrifiant, mais d’un autre excitant parce qu’il y avait deux films en train d’être réalisés, celui que je tournais et le film public. Comme s’il y avait un univers parallèle.»

Harmony Korine, moraliste?
Je profite du silence ouvert par cette idée d’univers parallèle pour poser la question qui me brûle, sachant que je risque de passer pour saugrenu.
«Harmony, es-tu un moraliste?
- Qu’est-ce que tu veux dire?
- Est-ce que tu vois tes films comme des réflexions morales?
- Je n’ai jamais compris cette idée par laquelle les gens mauvais ne font que de mauvaises choses et les gens bien ne font que de bonnes choses. Alors, non, je dirais que je ne suis pas vraiment un moraliste parce que mes films se situent dans cette zone floue, au-delà des questions morales inattaquables qu’on trouve d’habitude au cinéma. Dans mes films, et surtout dans Spring Breakers, on trouve le mal dans le bien et vice versa. Je ne ressens pas le besoin de voir mes personnages aller en taule ou mourir simplement parce qu’ils le méritent. Je n’aime pas quand les choses – les personnages ou même l’interprétation des personnages – n’ont qu’une facette. J’essaie de rendre tout cela plus abstrait. Quand je tourne, ce qui m’intéresse surtout, c’est l’énergie. Mes films parlent d’énergie et d’émotion. Je suis toujours attiré par l’inexplicable et le déroutant. On peut partir dans n’importe quelle direction. J’appelle ça un art mistakist [«erreuriste»], où je m’intéresse plus aux erreurs, à l’aléatoire, à ce qui est humain et bancal dans la situation.»
Je réponds que si je lui pose cette question relative au jugement moral dans son cinéma, c’est en partie parce que j’ai vu Gummo dans une salle parisienne, entourné de spectateurs français ricanant. Beaucoup – surtout ceux qui ne connaissent l’Amérique que par le cinéma – prennent le portrait des États-Unis de Korine pour argent comptant, s’imaginant qu’entre New York et Los Angeles, c’est le règne des freaks, des losers et autres énergumènes white trash. Le portrait d’une jeunesse écervelée se remuant sur un rythme électronique dans Spring Breakers me laisse anticiper avec horreur ce que ces mêmes spectateurs penseront de nos jeunes. Mais la série de messages téléphoniques que les filles laissent à leurs familles tout au long du film laisse une impression moins sombre. Au départ, le grand écart entre leurs aspirations – éloge de la liberté et de la connaissance de soi – et leurs actes – bière à gogo et triolisme en piscine – semble ridicule, mais l’accumulation des appels sans réponse finit par toucher. On se souvient des parents de Kids, ou plutôt de leur absence. Ces filles sont des enfants. Devrions-nous nous sentir responsables pour leurs méfaits? Spring Breakers est-il un réquisitoire?
«Je ne sais pas si c’est un réquisitoire. Je comprends et je viens de ce monde-là. De cette façon, je suis purement américain. À part Clint Eastwood, le cinéaste le plus américain sur terre, c’est moi. Vraiment. D’autres ont peut-être vécu aux États-Unis plus longtemps, mais ils ne font pas ce que je fais. Je ne vous raconte pas l’Amérique, je vous la montre. Et je ne veux même pas dire toute l’Amérique, parce que qu’est-ce que j’en sais, moi? Je vous montre mon expérience telle que je la vis. Alors je ne peux pas dire que je mets en cause cette jeunesse. C’est la jeunesse que je connais. Mais ce n’est jamais censé être ceci ou cela – par certains aspects, mes films sont ambigus d’un point de vue moral. J’aime ce qui a deux ou trois significations ou ce qui fait rire tout en faisant honte de rire. Je ne réaliserai jamais un film qui serait un strict réquisitoire. Spring Breakers, c’est plutôt une célébration bizarre. Bien sûr qu’il se passe des choses horribles, ce n’est pas ça que je célèbre, mais j’essaie d’atteindre une certaine poésie pop. C’est comme le monde réel, mais j’essaie de le pousser vers quelque chose de survolté. j’essaie de ne pas trop analyser, de ne pas être obsédé par la signification de chaque élément. Souvent l’essentiel, c’est l’image et le son, et le sens c’est plutôt un résidu de l’image. Beaucoup de scénaristes partent d’un sens précis et vont vers l’image. Je ne travaille pas comme ça. Les films veulent dire tout et rien. C’est comme la vie, je ne sais pas ce que ça veut dire.»
Si on lui décrit Spring Breakers comme un récit d’initiation où des jeunes filles blanches descendent s’éclater en Floride, tuent plein de blacks et rentrent à la maison l’air un peu triste, que pense-t-il de ce résumé? «Ça fait partie du film, oui. Mais je ne pense pas que ce soit le message. Spring Breakers tourne plutôt sur la mystique du gangster, ou sur l’idée que la différence entre regarder et participer devient de plus en plus abstraire. Le Spring Break, c’est une métaphore de l’idée de liberté absolue, au-delà de la rédemption. Et ce qui m’intéresse vraiment, c’est que le film se transforme, qu’il devienne autre chose, quelque chose comme un film noir de plage. Qu’il traite d’une Amérique perdue, cachée, du sordide et du sinistre à quelques pas de la plage, loin des touristes et des néons. Dans ces coins-là, on dirait que tout le monde est dans le Witness Protection Program. C’est à ça que je voulais arriver: le monde d’Alien.»
Si je ne le savais pas avant, le Ranch de la Double Pénétration m’aurait confirmé que la réalité n’est qu’une matière brute pour Korine. Il dirige sa caméra vers l’Amérique, mais ce sont ses propres mythes qu’il enregistre, réunissant de manière insolite observation et imagination. Dans chacun de ses films, ses mythes brassent des bouts d’Amérique avec un regard fasciné, parfois euphorique, souvent tendre. Et nous laisse seul à nous débattre avec leurs aspects les plus dérangeants.
Nous remontons à l’étage. À l’arrière de la maison, une jolie véranda a été transformée en piscine par la pluie torrentielle accompagnant la tornade. Des ballons roses flottent un peu partout dans la cuisine, reliques du quarantième anniversaire du cinéaste. Je lui demande si je peux le prendre en photo devant un tableau abstrait explosif de l’actionniste viennois Hermann Nitsch et il prend place entre la toile et la table à repasser sur laquelle sa fille dessine: «C’est une métaphore parfaite de ma vie, de mon passé et de mon présent – entre Herman Nitsch et ma fille.» Tout cela composerait un parfait intérieur domestique si une photo de Nobuyoshi Araki montrant une jeune femme nue sanglée dans sa chaise roulante n’était pas accrochée en face de la table à repasser.

Propos recueillis à Nashville, le 30 janvier. Remerciements à Martin Marquet et Scott Pierce.

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